Illustration : Thibault Batisse Texte : Armand Rosalie

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La Jaguar E-Type Zéro V3.1.5 passe au-dessus de l’Arc de Triomphe. Instantanément, l’éco-batterie est rechargée. Les nouveaux super-chargeurs à induction installés sur le bâtiment historique sont si rapides que l’on n’a plus besoin d’abaisser sa vitesse pour faire le plein d’énergie. Il suffit de passer à moins de dix mètres. Montmartre pointe vite à l’horizon du long capot, le quartier classé au patrimoine mondial de l’UNESCO n’autorise pas le survol, il est protégé de la pollution par un écran de plasma. Il n’y a pas d’autres solutions, la voiture de collection rétrofitée doit retrouver le plancher des vaches.

Là, dans un amas de déchets, zonent les quelques derniers des Mohicans ne voulant pas céder aux chants des sirènes de la technologie. Techno-meurtrière de l’automobile du vingtième siècle, comme le moteur Diesel l’a été pour les machines à vapeur. Je suis parmi ces gens, à fouiller les poubelles en espérant trouver quelques centilitres de sans plomb, indice d’octane 30. En 2046, suite à la guerre qui s’est intensifiée au Moyen-Orient, et surtout après la fuite des plateformes pétrolières trop rapidement installées au pôle Sud, l’état international terrestre a profité de la situation pour réduire l’indice d’octane de l’essence, avec comme objectif d’accompagner le déclin des moteurs à combustion interne. À la vue du diamant rouge qui se rapproche du sol, je me démotive, et décide de rentrer Avenue de Wagram, dans mon hôtel particulier. Depuis que la majorité de la population habite dans les bulles de pureté, à trois mille mètres d’altitude, l’immobilier Parisien est devenu très abordable… Il faut préciser que les centrales à charbon fournissant l’énergie nécessaire à la vie dans les nuages polluent la ville plus que de raison. J’ai hâte de rentrer, je suis à bout de force. Dans mon coffre-fort il me reste un demi-litre de SP98 coupé à l’Ipone Samouraï, dosé à 2%. C’est introuvable aujourd’hui. De temps en temps il m’arrive d’en sniffer un peu, même si je garde ce précieux élixir uniquement pour faire un dernier tour de Mobylette, le jour où je me sentirai trop faible pour continuer à survivre. Au rythme où mes poumons s’encrassent, et que mon moral diminue, je pense que cette dernière balade est trop proche. Je dois faire peine à voir depuis le magnifique cabriolet rouge qui s’apprête à atterrir devant la butte Parisienne. Ma barbe hirsute a toujours les trous de mes vingt ans, ma veste Harrington et mes Converse All-Star sont usées à la corde. Mais au moins, mes vêtements ne sont pas tracés par GPS. Du moins, je l’espère. De toute manière je vais rentrer, je me sens fatigué.

L’anglaise brille et s’éloigne, dans un silence absolu, je me demande si la carcasse re-motorisée est, elle aussi, nostalgique du temps où chaque mètre qu’elle parcourait était accompagné du vrombissement du V12 à carbu’ qui l’animait. En marchant péniblement, j’en viens à me questionner sur la véracité de mon positionnement face au progrès qui a tué l’automobile du vingtième siècle. Et qui va me tuer. Parce qu’après tout, ce hipster 3.0 profite d’une belle carrosserie, dans sa Jaguar volante de 1972, alors que moi j’ai du mal à trouver assez d’essence pour démarrer une fois par mois le six cylindres de ma BMW, cachée dans le fond d’un sous-sol. Je dois l’avouer, je ne profite plus de ma Série 3 comme quand j’étais jeune. Si j’avais suivi la masse, aurais-je été heureux là-haut ? Sans le bruit d’un moteur et le crissement d’une paire de pneus au carrefour, quand le feu passe au vert ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, quand votre sang est contaminé par la passion, c’est qu’il n’est pas aisé de résister à la fin d’une chose qui anime le corps et l’esprit. Je suis désormais dans mon appartement, « 140632 », la date de naissance de Nikolaus Otto ouvre mon coffre. Ma pétoire m’attend en bas depuis trop longtemps, je l’abreuve avec ce qu’il me reste d’or noir, et nous partons pour une dernière promenade.  

Merci à Thibault pour l’illustration de l’histoire.
Vous pouvez retrouver ses travaux ici : www.top-art9.webnode.fr