Texte & Photos : Ronan Deshaies

D’aussi loin que je m’en souvienne, le TT a toujours revêtu une dimension mystique pour moi. D’abord en le rêvant au cours de conversations passionnées avec mes amis mordus du guidon. Peu d’informations exactes, seulement des bribes de compréhension glanées dans les magazines ou sur les rares vidéos visionnées alors. Il existe une île où des motards fous réinventent la vitesse. C’est à peu près tout ce qu’on en savait. Les fantasmes à propos de cette course avaient beau être plus clairs pour mes oncles, mon père et ses amis, l’Ile de Man n’en restait pas moins parée d’un voile de mystère que l’on brûle de percer. Près de 40 ans de permis A pour certains d’entre eux et l’envie d’y aller un jour était toujours intacte. Y aller un jour. C’est le refrain habituel lorsqu’on évoque le Tourist Trophy avec un motard, faites le test vous verrez. Ile de Man, Mecque du velu, eldorado de l’arsouille, Valhalla des pistards. Vieux motard que jamais comme on dit.

L’idée a donc germé durant les fêtes de Noël en 2017. Et si on allait vraiment au TT ? C’était le moment parfait, ma soeur, mon père et moi avions la forme, un peu d’argent et l’envie de faire ce voyage ensemble par dessus tout. Un ami de la famille, Alfred, fier commissaire de piste bavarois pourrait nous tuyauter. Je savais que mes oncles seraient partants, et peut-être d’autres amis aussi, après tout nous parlions du TT, le voyage d’une vie de motard !

En quelques mois, l’équipe était formée et les préparatifs ont débuté. Réservations, itinéraires, hôtels, ferrys, lectures (merci Prudon), penser à rouler à gauche…

Je me mis en quête de la moto idéale pour cette escapade longtemps rêvée et je finis par jeter mon dévolu sur un Honda CB1300S de 2005, étrange engin un peu anachronique qui m’évoquait autant Ed la Poignée que Kaneda Shotaro. Je la croyais rare, cette virée anglaise me prouva le contraire.
Ma soeur Marion, elle, bichonnait son W800 tandis qu’Yves mon père troqua son side pour un R1200RT. Son frère Vincent embarqua un K1300S.
Le local de l’étape, mon oncle Lionel pilotant un Triumph Sprint, accompagné par son fils Lénaïc ainsi que ses amis Jean-Yves en 900 Monstro et Jacques et son BMW R1150R.

Au TT, il y a ceux qui viennent pour la première fois et les autres. Les derniers dorment, les autres survivent.

Au TT, il y a ceux qui viennent pour la première fois et les autres. Les derniers dorment, les autres survivent.

Après un an et demi d’organisation et autant d’impatience, nos machines ont finalement embarqué dans le ferry malouin. Les bagages arrimés et le cœur fébrile, nous avons pris le large pour la Grande-Bretagne en tâchant d’oublier un temps les vagues et l’excitation. De Portsmouth à Solihull, près de Birmingham, notre équipage a bravé le vent pour remonter une petite moitié d’Angleterre. Le lendemain, reposés, nous avons avalé les derniers kilomètres qui nous séparaient d’Heysham ainsi que quelques bières à Wigan pour rendre décemment hommage à Orwell. En arrivant à l’embarcadère, à une heure au Nord de Liverpool, l’impression d’être parvenus au bout du Monde est forte. Rien si ce n’est du vent, toujours, du brouillard désormais, et un froid intense. À mesure que nous nous rapprochions de cette grande étendue vide pour l’heure, les degrés baissaient à vue d’oeil sur le compteur des BM. De nouveau, quelques bières et vint l’heure de rejoindre la cohue pour embarquer sur cette coquille de noix reliant deux fois par jour l’île sacrée. Une première observation : au TT, il y a ceux qui viennent pour la première fois et les autres. Les derniers dorment, les autres survivent.

6h48 le samedi 1er juin, Alfred nous accueillit fraichement à Douglas, capitale Manxoise. Nous avions posé le pied sur une île presque entièrement dédiée à la moto, accueillant depuis 1907 la course la plus mythique et la plus folle qu’il ne puisse jamais exister. Des centaines de motards rejoignaient leurs bases sous les lueurs d’un soleil matinal longtemps attendu. Les festivités avaient débuté il y a plus d’une semaine mais les premiers retours étaient empreints d’une certaine frustration. Pas de soleil, pas de course. Les pilotes avaient pu s’exercer à seulement deux reprises depuis le premier jour. Au Tourist Trophy, tout est question de patience et de veine. Quand la plupart des pistes motos font autour de 5km, celle-ci en fait plus de 60. Et sur une île montagneuse, entre l’Irlande et l’Angleterre, attendre que chaque portion de bitume soit sèche relève parfois du supplice. L’île elle-même fait office de tracé puisque c’est sur la route principale de celle-ci que se déroule la course. Fermée chaque jour une heure avant l’inspection des commissaires de pistes amateurs, souvent locaux, puis des premiers tours de roues. Une compétition hors norme, chassée de tous championnats rigoureux pour son hérésie, son refus de faire évoluer une formule consacrée.

De la pluie donc, mais heureusement nous avions opté pour la formule confort en s’amourachant d’un gentleman nommé Robert nous accueillant dans son moulin au coeur d’une vallée luxuriante faite de paons et de trains à vapeur. Nous étions chez le Roi, mais c’est une autre histoire. Au chaud, nous pouvions chaque soir préparer notre plan d’attaque pour le lendemain. 264 virages, visibles depuis l’intérieur ou l’extérieur du circuit, sans compter les lignes droites, les sauts et les cuvettes, ça étend les possibilités de spots. Le pif-paf de Braddan Church, le vol plané de Ballaugh Bridge, le trou de Bray Hill ou la ligne droite de Quarry Bends sur laquelle les motos passent à près de 300km/h à 1m50 de soi. Ni moi ni le vieil argentique embarqué n’en revenions. Une sensation de vitesse incroyable, à mille lieues des différentes expériences vécues autrefois en MotoGP.

Impossible de ressentir un tel frisson autre part, tant la piste, à la fois paisible et rudimentaire au matin parait enflammée et maitrisée une fois les pilotes dessus. L’organisation tendue entre laxisme et perfectionnisme, les paysages beaux à couper le souffle, l’incertitude de voir quoi que ce soit rouler aujourd’hui ajoutant à la magie de l’expérience. Dans les musées, dédiés pour la plupart au Saint moulbif, ou s’attardant sur chaque détail dans les allées des stands, une même communauté passionnée, fervente, humble. Loin de l’explosion permanente du Mans, une atmosphère sereine et rassurante, comme pour mieux mettre en exergue la folie de ceux qui osent.

Tourist trophy

Fous, ils le sont probablement, tout en se gardant bien de le laisser transparaitre. Sous les casques et les combinaisons, en attendant le signal du départ, les âmes doivent trembler, se pétrifier. Puis c’est l’instinct et la mémoire qui entrent en jeu. 15mn, pour les meilleurs, de pure déflagration sensorielle. Le cerveau est laissé aux paddocks pour tenter de repousser à l’extrême les limites corporelles et mentales.

À l’inverse d’autres sports extrêmes, le Tourist Trophy n’est pas une course où l’on vient chercher le frisson du danger. La performance ultime comme unique addiction, la mort reléguée au rang d’élément constituant le voyage. Ni une fin, ni un objectif, elle est acceptée, considérée pacifiquement puis contournée au mieux. Comme le Triskel ornant le drapeau de cette contrée étrange, trois jambes se relevant constamment, refusant la possibilité d’une chute. Une anomalie au sein d’un Monde protecteur dont l’île de Man n’a jamais vraiment fait partie. En décalage avec tous nos conditionnements sécuritaires, elle agit comme une soupape de décompression des sociétés modernes, acceptant la mort comme un grand tout et refusant de s’inscrire dans l’époque. Jamais la notion d’île n’a semblé aussi limpide qu’ici.

Impossible de ressentir un tel frisson autre part, tant la piste, à la fois paisible et rudimentaire au matin parait enflammée et maitrisée une fois les pilotes dessus.

Impossible de ressentir un tel frisson autre part, tant la piste, à la fois paisible et rudimentaire au matin parait enflammée et maitrisée une fois les pilotes dessus.

En passant six jours dans le jardin de la Reine à admirer les plus valeureux des cavaliers, nous avons, nous aussi repoussé les limites qui nous séparaient de ce rêve d’enfance. En bravant la tempête du retour, l’une de nous, sûrement par mal du pays, décida finalement de rester sur ses Terres, nous offrant alors notre première galère et nous forçant à abandonner deux de nos camarades en route. L’histoire se termine bien, en trinquant à distance, puis en photos souvenirs et remémorations déjà lointaines. Nous avions franchi le pas, nous l’avions fait au moins une fois. La suite nous dira si ça nous suffira.